Dioxine dans la mozzarella, choux-fleurs fluos et cancers en augmentation. En Campanie, depuis les années 1990, la mafia a traité les déchets par le feu et la population en paie aujourd’hui le prix.
Reportage pour RFI-Accents d’Europe diffusé le 4 janvier 2014
Reportage à Caivano, publié dans Terra Eco d’avril 2014 – « Cette décharge a été organisée scientifiquement : il y avait un bassin, qui a été asséché et rempli de bidons de produits chimiques venus du nord de l’Italie – il y avait encore les étiquettes sur les bidons retrouvés par les gardes forestiers » explique avec précision Vincenzo Tosti, médiateur social à la retraite. Ce petit homme hyperactif, constamment pendu à son téléphone, dénonce énergiquement depuis des années les déversements clandestins de déchets sur les parcelles agricoles de l’arrière pays napolitain. «La décharge a ensuite été recouverte de débris de chantier, puis une couche de terre arable a été ajoutée par dessus». Ni vu ni connu, ou presque. « C’est ce qu’on appelle le système « biscuit », il est facile à remarquer dans le paysage : comme vous le voyez le champ est un peu surélevé !». Sur ce terrain, dans le passé poussait du chanvre, culture qui a fait l’orgueil et la richesse de la Campanie au début du XXe siècle. Après guerre, cette production destinée à l’industrie textile a été supplantée par l’horticulture. Aujourd’hui, sur ces quelques hectares, quelques pieds de brocolis font de la résistance, s’élevant fièrement au milieu d’une étendue de mauvaises herbes. Le terrain a été décrété impropre à l’usage agricole et placé sous scellés après la découverte de la décharge clandestine, qui a pollué la terre et les nappes phréatiques. Une feuille de papier agrafée à un piquet de bois indique qu’il est même interdit d’accès. Autour, l’atmosphère est lugubre. Le vent siffle dans les ruines d’une maison abandonnée, les hululements de chiens enfermés dans un chenil résonnent sur toute la plaine. A l’horizon, une montagne éventrée par les extractions excessives de minerais exhibe son flanc nu. « La Camorra a bien fait son travail » murmure Vincenzo Tosti.
Quelques kilomètres plus loin au pied de « l’Asse Mediano » – fameux axe routier Naples-Caserte dont le ciment et l’asphalte regorgeraient, selon Legambiente, de déchets toxiques enfouis au moment de sa construction– la « Guardia Forestale » effectue une inspection. « Il s’agit d’un simple contrôle de routine » assure l’un des agents, tentant de chasser les curieux. A ses pieds, des douilles de cartouches de carabine recouvrent le sol. Deux ouvriers d’origine étrangère poursuivent impassiblement leur tache élaguant patiemment des plants de fraisiers. A moins de cent mètres de là, un monticule recouvert de végétation barre l’horizon. « C’est une des décharges dans lesquelles les ordures ménagères de Naples ont été entassées, au plus fort de la crise en 2008 » explique Vincenzo Tosti. « Regardez, là ça s’est effondré, on voit bien les sacs plastiques, les boites, les emballages. C’est dégoutant ». Sur le flanc de cette colline artificielle, il montre du doigt des monticules d’amiante, des tas bidons de produits chimiques et de chutes de cuir et tissus synthétique à moitié carbonisés. « Ils viennent déverser ces déchets ici, ensuite ils incendient un pneu pour faire tout disparaître et il se dégage une épaisse fumée noire ». Entre janvier 2012 et aout 2013, les pompiers de la région ont recensé 6.034 incendies clandestins dans 49 communes alentour. « Les incendies sont en général déclenchés le soir, entre 18h et minuit » indique un rapport de Legambiente. Une pratique désormais reconnue comme criminelle, qui a donné son nom à la région : « Terra dei Fuochi », Terre des Feux.
Reportage audio pour France Info dans Un Monde d’Info du 9 décembre 2013
« Antonio, file te mettre à l’abri dans l’Eglise, je t’en supplie! » implore Tina, voyant son fils jouer dehors alors qu’une fumée acre a enveloppé le « Parco Verde », un des quartiers les plus dégradés de Caivano. Il y a quelques mois, la sœur d’Antonio, Dalia, est morte à tout juste 13 ans d’une tumeur foudroyante. Les médecins et sa mère sont formels, la maladie est liée à la pollution de l’air, de l’eau, de la nourriture. « La fumée est blanche, il ne faut pas vous inquiéter, ce n’est que de la paille qui brule. C’est quand elle est noire que c’est dangereux » tente cependant de rassurer un voisin. Tina acquiesce, d’un air résigné. A Caivano, les habitants ont appris à vivre avec ces nuages de fumée. Sur le parvis de l’Eglise, où Don Patriciello, le prêtre de Caivano, s’apprête à célébrer la messe, les langues se délient. « Hier, on a ouvert un instant la fenêtre, parce qu’il faisait chaud. Tout à coup, l’air a commencé à nous piquer les yeux et nous bruler la gorge. On a du refermer tout de suite et se calfeutrer à l’intérieur » raconte une enseignante à la retraite. Le prêtre arrive, escorté par deux gardes. Le combat de « Don Mauro » contre la mafia locale est raconté dans Gomorra, roman de l’écrivain napolitain Roberto Saviano. « Nous sommes ici sur la terre du clan des Casalesi, la Camorra a tout simplement fait son métier ici : ce sont des criminels, ils font du mal. Mais nous vivons en Italie, pays de droit, République, qui a le devoir de protéger ses citoyens. Or pendant vingt ans, cela n’a pas été le cas » déplore le prêtre.
Tout le monde savait, personne n’a rien fait. Les paysans ont eu beau maintes fois porter plainte lorsqu’ils remarquaient l’apparition de décharges clandestines et les traces d’incendies, rarement ces dénonciations ont conduit à des interventions des forces de l’ordre. En 1997, le repenti de mafia, Carmine Schiavone révélait déjà aux magistrats enquêtant sur les déversements illégaux de déchets toxiques, l’ampleur de la catastrophe. Selon lui, la majorité des habitants de la région de Caserte risquaient de mourir de cancer dans les vingt années à venir. « Je ne pense pas qu’ils pourront survivre » insistait l’ex-boss de la mafia des déchets. « A Casapesenna, Casal di Principe, Castel Volturno, ils n’ont plus aucun espoir ». Aucune mesure n’a été prise. Au cours des vingt dernières années le taux de mortalité par cancers en Campanie a augmenté de 40% chez les femmes et de 47% chez les hommes. Pour l’actuel ministre de la santé, Beatrice Lorenzin, cette anomalie s’explique par le « style de vie » des napolitains. « Mais quel style de vie doit on adopter sur une terre où l’air l’eau et la nourriture sont polluées ? » s’interroge le médecin traitant de Frattamaggiore. Luigi Costanzo ne sait plus quoi dire aux quelques 1700 patients dont il a la charge. Il ne peut que constater une augmentation des allergies, des malformations de fœtus, des fausses couches, de l’infertilité et des tumeurs chez de jeunes patients. Il ne peut que continuer à combattre pour demander à ce qu’une enquête de santé publique soit effectuée dans la région et tenter de calmer la psychose qui s’installe et provoque une augmentation de « pathologies psychosomatiques ».
Il est de plus en plus difficile de faire de la prévention, explique le médecin désemparé. Il est aussi difficile de panser certaines plaies. « Personne ne nous a présenté d’excuses pour avoir tué nos enfants, personne ne nous a promis de faire quelque choses pour ceux qui sont encore vivants ou ceux à naitre qui continueront à respirer ces fumées toxiques et à boire cette eau contaminée » s’étrangle la mère d’Antonio, petit garçon de neuf ans et demi terrassé il y a six mois par un cancer foudroyant. A ses cotés, Imma et Tina ont elles aussi perdu un enfant en bas âge, suite à de rares tumeurs. Malgré l’insistance de la population, les autorités sanitaires sont pour l’instant restées sourdes à la demande d’établir un registre des tumeurs. Un tel annuaire pourrait pourtant servir d’arme dans les procès contre les empoisonneurs et permettrait de prendre la mesure du problème, pour y apporter les réponses adéquates.
L’arrière pays de Naples était depuis l’époque romaine appelé « Campania Felix », allusion à la fertilité des terres d’origine volcanique. Pendant des centaines d’années, les paysans y ont fait fortune grâce à la culture des tomates, brocolis, courgettes, chicorée, choux fleurs, des fèves et des poivrons, des oranges, des mandarines, des pommes et des poires exportées dans toute l’Europe, voire dans le monde entier, souvent sur les tables des plus grands. Jusqu’aux années 90, les bufflonnes aux imposantes cornes pouvaient pâturer paisiblement dans des prairies luxuriantes et produire un lait de qualité conférant ce gout unique aux mozzarelles, très prisées par la France qui en importe des milliers de tonnes chaque année.
C’était jusqu’au jour où la mafia a mis la main sur le business des déchets. Les hommes des clans de la terrible et sanguinaire mafia napolitaine ont empoché des millions d’euros pour enfouir des millions de tonnes d’ordures de toutes sortes dans les puits, les grottes, les gouffres, sur les terrains en jachère et dans les carrières désaffectées, contaminant irrémédiablement la terre et les nappes phréatiques. « Dans certaines zones, le pire est encore à venir. Le pic de pollution de la nappe phréatique de Giugliano devrait être atteint en 2064» estime un géologue commissionné par les enquêteurs de la direction antimafia, cité dans le rapport de Legambiente.
Reportage dans le Courrier (Suisse) publié le 1er février 2014
En 2008, le scandale de la dioxine dans les mozzarelle di bufala avait ébranlé toute l’Europe, menaçant tout un secteur. Le problème sanitaire était déjà lié aux déversements sauvages de déchets toxiques par la mafia. Suite à la promesse du ministère italien de la santé de redoubler les contrôles sur les produits, la Commission Européenne avait aidé à calmer le vent de panique qui avait balayé les marchés.
Si elle n’a pas encore dépassé les frontières italiennes, la psychose couve de nouveau. Effrayée par les mises sous séquestres récentes et répétées de centaines d’hectares d’exploitation agricole – dont un champ à Caivano où poussaient des choux fleurs jaunes-fluo – la population locale a cessé d’acheter fruits et légumes sur les marchés. « Je préfère aller au supermarché. Même si les produits sont importés d’ailleurs, au moins je suis sur qu’ils ont été contrôlés » explique Mario, un père de famille napolitain. Les agriculteurs craignent le pire. Par mesure de précaution, ils se voient interdire d’utiliser l’eau de certains puits pour l’irrigation de leurs champs et doivent les abandonner à la jachère. « Lorsque les parcelles ne sont pas cultivées, c’est là qu’elles deviennent vulnérables. Loin des regards, les criminels viennent y déverser tout et n’importe quoi » insiste l’agronome Crispino Pasquale, à la fenêtre de son imposant 4×4 blanc immaculé. « Les fruits et légumes cultivés ici sont exportés dans toute l’Europe. S’ils étaient contaminés, on constaterait une augmentation des maladies ailleurs, pas ici» se défend le représentant des agriculteurs de la région. Autour de lui, une dizaine de paysans, inquiets de voir débarquer des journalistes dans leurs champs, acquiescent. « Nous ne sommes pas des criminels, si les analyses prouvent que nos produits sont contaminés, nous sommes prêts à tout détruire devant les caméras».
« Cette situation fait soudainement la une des journaux parce que les citoyens se sont réveillés, avant ils ne savaient rien. C’était les institutions qui savaient, les premières enquêtes remontent au début des années 90. La population s’est réveillée quand elle a commencé à mourir !» raconte Vincenzo Tosti.Le 16 novembre, entre 60.000 et 100.000 personnes ont défilé dans les rues de Naples pour protester contre « l’écocide » en Campanie et pour demander des réponses au gouvernement. La mobilisation, d’une ampleur inédite, a été reléguée à la fin des journaux télévisés et les responsables politiques se sont bien gardés de la commenter sur le moment. Mais trois semaines plus tard, le gouvernement d’Enrico Letta adoptait d’un décret-loi introduisant un délit d’incendie de déchets passible de peines de prison, prévoyant dans les 150 jours un recensement des terres aptes à la culture de fruits et légumes et donnant un coup d’accélérateur aux opérations de bonifications, grâce à un nouveau budget de 600 millions d’euros. Le décret prévoit aussi la possibilité d’envoyer l’armée dans les champs, là où cela sera jugé nécessaire par le préfet.
Après vingt ans d’immobilisme coupable et d’omerta, quelque chose commence à changer. Grace à un premier travail de surveillance et de cartographie des parcelles concernées par la pollution effectuée par une cellule spéciale mise en place par les préfectures locales, Legambiente remarque une diminution de la fréquence des incendies criminels ces derniers mois. Sur place, la réponse du gouvernement national est accueillie avec soulagement mais avec une grande prudence. Les habitants restent très perplexes quant aux fonds débloqués pour la bonification. « Ceux qui ont pollué et gagné des millions pour enfouir des déchets vont tout d’un coup retourner leur veste et se présenter pour tout nettoyer » prévient Vincenzo Tosti « Il faut être très attentifs. Et nous serons très attentifs ! ».